par Francesco Saverio Trincia, philosophe, professeur à l'université de Rome La Sapienza
La crise gravissime que traverse la démocratie italienne est due aux atteintes profondes que Silvio Berlusconi a infligées à la structure nationale, aux institutions républicaines et à la société tout entière. On pourra se demander : comment cela est-il possible ? Comment un seul homme peut-il faire autant de dégâts dans une démocratie avec ses instances de débat et de contrôle ? C'est cela que nous entendons simplement évoquer, au moins sur certains points.
Tout d'abord, on ne saurait limiter les dépravations subies par le pays au mépris réel et insupportable dans lequel l'image de la femme est trainée par Berlusconi et l'empire médiatique qu'il domine. Les femmes italiennes ne sont en effet pas assez sottes pour prendre pour une image d'elles-mêmes, la prostituée dont M. Berlusconi use et abuse avant de la jeter. Cela est bien sûr insupportable. Mais il y a aussi autre chose.
On commencera à comprendre la gravité de la situation lorsqu'on aura noté que, même si, sous l'action conjuguée d'une opposition de centre gauche, malheureusement encore incertaine et divisée, de l'opinion publique, ou ce qu'il en reste, et de la magistrature, Berlusconi était destitué, il le serait par un procès d'ordre semi-privé et non politiquement. Les institutions démocratiques italiennes ont atteint un tel degré de délitement et de corruption qu'elles ne fonctionnent plus.
Si une atteinte si profonde, qui défigure le pays, a pu avoir lieu, c'est que M. Berlusconi est arrivé au pouvoir dans un quasi-vide politique. Le démantèlement de la classe politique à la fin des années 1980, à la suite de l'opération "Mani pulite" menée par le pouvoir judiciaire, mettait déjà en évidence la profondeur de la corruption publique. Ainsi, le pouvoir de Silvio Berlusconi est l'effet d'une crise de longue durée de la démocratie italienne, qu'il a été capable d'utiliser à son avantage. La démocratie populiste, délégitimée et illégale, est en train de devenir le tombeau de la vie publique italienne. Lorsqu'une démocratie s'épuise, lorsque l'esprit républicain s'affaiblit, le pouvoir démocratique devient la proie de ceux qui souhaitent s'emparer du pays, qui est pour ainsi dire prêt à tomber dans leurs mains. Une fois au pouvoir, ils ne laissent en vie que le simulacre des institutions démocratiques et un système médiatique omniprésent qui martèle le citoyens et intimide la presse libre, afin qu'ils apprennent à obéir, à se taire ou répéter la voix du maître.
UN SYSTÈME MONOPOLISTIQUE
On voit dans quel contexte Berlusconi et ses agents pathogènes, associés ou courtisans qui le défendent comme leur maître, ont constitué un système monopolistique : l'accaparement par un seul homme, un seul propriétaire de la scène politique et de la scène médiatique. Les institutions républicaines subissent des pressions permanentes en vue de les porter dans un sens populiste, les lois constitutionnelles ont été quasi-détruites, le pouvoir criminel semble avoir mis ses moyens économiques en soutien. La constitution italienne est altérée à ce point que l'Italie est transformée en une démocratie despotique dépourvue de légitimité et de légalité. Mais il faut ajouter à cela la menace permanente de la Ligue du Nord, fidèle alliée de M. Berlusconi, de briser l'unité territoriale et culturelle du pays.
Pendant ce temps, le chômage s'aggrave sans cesse, le système scolaire et universitaire est détruit, les territoires sont massacrés, les richesses artistiques laissées à l'abandon. L'Italie est isolée en Europe et dans le monde. Dans ce contexte terrible, qu'est-ce que fait le gouvernement ? Il met tout son temps et ses moyens en œuvre pour tâcher de soustraire le premier ministre à la justice, en tentant de le placer une fois encore au-dessus du principe d'égalité des citoyens devant la loi.
A l'heure actuelle, l'Italie en est arrivée à ce point. Une prise de conscience démocratique des citoyens est nécessaire et possible. Ces derniers jours, on a vu certains signes de réaction. Toutefois, il serait illusoire de penser que la tâche de la résistance démocratique arrivera à son but avec l'éventuelle éviction de M. Berlusconi. Le tissu institutionnel du pays, sa culture et son esprit civique doivent être lentement reconstruits au nom de la liberté et de la dignité, qui sont des valeurs constitutionnelles qui ne peuvent pas se marchander.
Il faut que partout en Europe, on prenne conscience de l'état déplorable dans lequel se trouve l'Italie.
Francesco Saverio Trincia a publié Husserl, Freud e il problema dell'inconscio (Morcelliana 2008) et Freud e la filosofia (Morcelliana 2010).
source: LEMONDE.FR