Lundi dernier 9 décembre, l’Italie semblait pouvoir tomber dans le chaos. Les signes d’une révolte sans précédent circulaient depuis quelques temps sur internet. Comme pour la Turquie, l’Égypte et la Tunisie, les réseaux sociaux en étaient les principaux vecteurs. En réalité, pas de printemps anticipé pour ce mois de décembre. Juste un peu de confusion et de sentiments subversifs. C’est le Movimento dei Forconi, un sujet politique nouveau et glissant, qui échappe toute catégorisation
La grogne monte
Lundi 9 décembre, les manifestants du Mouvement des Forconi (composé notamment d’agriculteurs, d’artisans, de routiers) se sont mobilisés pour bloquer l’accès aux principales voies routières d’Italie et manifester leur présence sur les places italiennes. Les manifestations ont eu lieu dans de nombreuses villes, du Piémont à la Vénétie, de la Campanie à la Sicile.
La situation était particulièrement tendue à Turin, où les manifestants ont bloqué les rues du centre ville et des grandes artères de communication. La mobilisation des forconi de la cité piémontaise, a amené à un corps à corps particulièrement dur entre les manifestants et la police. Des policiers qui ont tout de même retiré symboliquement leurs casques après la demande de Beppe Grillo de rejoindre le mouvement.
À Milan, les mobilisations ont été moins importantes. Les manifestants ont occupé le grand rond-point de la Piazzale Loreto, en bloquant alternativement les différentes voies d’accès à la ville. Les manifestations se sont poursuivies pendant toute la semaine et ont été rejointes, à partir de l’après-midi de jeudi, par des militants du parti d’extrême droite Forza Nuova.
À Turin et dans d’autres villes italiennes, plusieurs commerçants ont subi les menaces et les attaques des manifestants, au point d’être obligés de fermer leurs magasins pour raisons de sécurité. Le cas le plus éclatant s’est produit à Savone, où les propriétaires d’une librairie ont du fermer leur boutique suite à la menace de mettre à feu tous les livres.
Les dernières mobilisations ? La marche sur Rome qui a eu lieu ce samedi 14 décembre. Elle avait été annoncée dans la journée de jeudi par Danilo Calvani, l’un des leaders des Forconi, déjà au centre des polémiques pour avoir été aperçu quittant la manifestation, à Gênes à bord d’une Jaguar. “Si le vote de confiance est approuvé” a-t-il affirmé jeudi dernier “nous organiserons une manifestation avec des millions de personnes à Rome”. Entre temps, le Parlement a renouvelé sa confiance au gouvernement d’Enrico Letta.
Qui sont les Forconi ?
Le mouvement des Forconi est hétérogène et difficile à cerner. Né il y a deux ans en Sicile, il est lancé par des agriculteurs et des bergers, auxquels dans le temps se sont ajoutés des artisans, des commerçants et des camionneurs. Le terme même, forconi, indique l’origine agricole du mouvement. Le mot forcone (en français, fourche) désigne en effet un outil typique des agriculteurs et des bergers. Un symbole de travail qui peut se transformer en instrument de lutte et de menace.
L’orientation politique du mouvement est imprécise et extrêmement variée. Si à l’origine le mouvement a été supporté par plusieurs organisations de l’extrême droite italienne (Forza Nuova, Casapound), dans les derniers temps, des membres de la gauche antagoniste et militante, comme par exemple le centro sociale turinois Askatasuna, ont apporté leur soutien aux manifestants.
Une situation certainement paradoxale, mais qui n’est pas tout à fait nouvelle. Comme le remarque le sociologue Roberto Segatori, professeur à l’Université de Pérouse, qui établit la comparaison avec le mouvement populiste français guidé par Pierre Poujade en 1953. Lors d’une interview au magazine politique Spinning Politics, il affirme : “En 1953, Pierre Poujade a guidé une révolte antifiscale des artisans et commerçants français, en s’appuyant sur les sympathies des communistes, bien que lui, Poujade, avait milité dans des groupes de l’extrême droite xénophobe et antisémite”.
Les Forconi : populisme et politique
Le mouvement des Forconi exprime le ras-le-bol et la désorientation des manifestations face aux grandes décisions d’ordre politique et financière. La composition des forconi n’est donc pas seulement liée à la crise de la bourgeoisie et des travailleurs indépendants, mais aussi au prolétariat et sous-prolétariat mis en marge par les nouvelles organisations du système productif italien et mondial.
L’absence d’une connotation politique nette et précise, est donc symptomatique de l’identité sociale mixte du mouvement. Lors des manifestations des Forconi, les symboles identitaires qui sont mis en places subissent généralement un processus de désémantisation par rapport aux manifestations traditionnelles. En somme, les signes sont détournés de leur sens et, parfois, ils en acquièrent un autre complètement opposé.
En témoigne l’utilisation du drapeau italien et de l’hymne national, qui sont historiquement, lors d’une manifestation de rue, les symboles politiques de la droite extrême et néofasciste. Pour les Forconi, le drapeau italien ne se distingue pas du masque de Guy Fawkes (du film V pour Vendetta et utilisée par les militants de la gauche antagoniste) : les deux représentent, en effet les seules valeurs communes qui restent, l’italianité et la résistance à la caste politique.
Les prédécesseurs : la Ligue du Nord et le M5S ?
L’absence de confiance envers la classe dirigeante et politique est en effet le véritable élément de cohésion du mouvement des Forconi. Derrière les revendications égalitaires ou locales (c’est le cas, par exemple, des Forconi sicilens), se cache une méfiance généralisée à l’égard de la démocratie représentative, qui devrait être substituée par des formes imprécises de démocratie directe.
De ce point de vue, le mouvement des Forconi, malgré l’explosivité improvisé qui le caractérise, ne s’éloigne pas des cas de la Ligue du Nord, née à la fin des années 1980 et du récent Movimento Cinque Stelle. Ces mouvements, comme d’ailleurs c’était le cas de Forza Italia en 1994 et plus tard de L’Italia dei Valori d’Antonio di Pietro, ont tendance à se développer significativement dans des moments de crise où les acteurs politiques traditionnels n’arrivent pas à répondre aux insistances populaires en terme de politiques publiques.
Rien de nouveau, pourrait-on donc dire. Et pourtant le mouvement des Forconi, dans toute sa naïveté et inconsistance politique représente une portion d’Italie bien précise. Une Italie écrasée par un appauvrissement structurel, obligée de faire face à une crise dont elle n’est pas la seule responsable. Le risque majeur réside dans la division sociale, dans la tendance à identifier ses ennemis à désigner des bouc-émissaires dans les classes subalternes et sous-prolétaires des immigrés. Un risque que l’on a déjà rencontré avec la Ligue du Nord et le M5S et qui n’est pas tout à fait étranger à une certaine partie des Forconi.

source: Lepetitjournal.com