par Marcelle Padovani
Deux livres rencontrent un certain succès de l’autre côté des Alpes. Marcelle Padovani les a lus
Mots-clés : Terrorisme, Italie, travail, Aldo Moro, Brigades rouges, Massimo Mastrogregori, La lettera blu, Vincenzo Moretti, Testa mani e cuore
Le travail et le terrorisme: deux thèmes qui redeviennent étonnamment d’actualité, en couple, dans l’Italie de la crise. Car les tensions sociales liées au chômage sont si fortes dans la Péninsule et le discrédit des partis si généralisé qu’ils pourraient déboucher sur la violence politique.
Telles sont les pensées qu’inspire «
Testa, mani e cuore» de Vincenzo Moretti et
«La lettera blu» de Massimo Mastrogregori, qui connaissent un certain succès au box-office.
"Testa, mani e cuore" de Vincenzo Moretti est publié en Italie chez Ediesse (204 p., 12 euros).
«La tête, les mains et le cœur»Vingt-et-un personnages réels, avec leurs vingt-et-un boulots, bien réels eux aussi, en somme vingt-et-une façons de créer dans la dignité, plus deux protagonistes, qui sont deux frères, et une seule passion: le travail évidemment. Le travail et ses transformations silencieuses. «Testa, mani e cuore» («La tête, les mains et le cœur») est un roman – enquête sur la «fatica» de travailler.
Son auteur, un professeur de sociologie de l’organisation, Vincenzo Moretti, 48 ans, explique: «Je cherchais l’Italie du travail bien fait. L’Italie qui existe et que personne ne raconte. Je l’ai trouvée.» Avec l’artisan, le barman, le prof, l’apiculteur, l’informaticien ou le coiffeur. Et la femme chef de train qui voulait depuis l’enfance conduire une locomotive: «Ciao, je m’appelle Giovanna», se présenta-t-elle à sa machine le premier jour. Ou encore cette fille qui s’est inventé un salon, un vrai salon où l’on cause, mais sur le Web, où l’on échange des livres, des amitiés, peut-être des amours.
Ce roman méticuleux et cultivé est en fait l’histoire de l’Italie bosseuse, parfois souterraine, qui veut continuer à compter dans le monde pour l’art, la technologie, la beauté et l’intelligence créative. Moretti avoue au passage qu’il rêve d’un pays où l’on pourrait lire à l’entrée de tous les lieux de travail: «Ici chacun essaie de faire bien ce qu’il fait.»
Cet homme est napolitain, et seul un Napolitain pouvait exprimer une telle passion – démesurée – pour les modalités du travail, cette donnée immédiate du mal de vivre. Car le travail c’est ce qui manque le plus à Naples, un million d’habitants, la ville où la souffrance se transforme rapidement en culture et où la présence et la proximité de la mort ont au moins ceci d’heureux qu’elles annoncent la fin de la souffrance, justement.
"La lettera blu" de Massimo Mastrogregori (Ediesse, 192 p., 12 euros).
Aldo Moro, à l’encre bleue«La lettera blu» («la Lettre bleue») est signée Massimo Mastrogregori.
A plus de 35 ans de distance des événements funestes du printemps 1978, elle rouvre une plaie qui avait eu du mal à se fermer en Italie. C’est qu’on s’y souvient du 16 mars 1978, jour de l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades rouges. Cinquante-cinq jours après, les terroristes rendaient le corps du leader de la Démocratie Chrétienne: couché dans le coffre d’une Renault rouge, il avait été assassiné d’une balle en plein cœur. Il avait 62 ans et il était en train de réaliser le «compromis historique» entre deux grands rivaux politiques, la DC justement et le Parti communiste italien.
On a beaucoup écrit sur la correspondance intense qui partit de la cache des Brigades rouges et qui cherchait à modifier la ligne rigide de la fermeté adoptée par la classe politique («On ne négocie pas avec des terroristes»), mais on ne connaissait pas cette ultime lettre que Moro envoya à son parti: «Je suis sûr, y écrit-il, que mes geôliers ne vous tromperont pas.»
Quoi qu’il en soit, elle fait toucher du doigt, cette lettre, quels étaient les rapports du prisonnier avec les terroristes: il écrivait, et eux corrigeaient. Puis Moro ajustait les deux textes: le sien, écrit à l’encre noire, et le leur, recopié par lui, écrit à l’encre bleue. Tous les thèmes qui agitèrent à l’époque le «Palazzo» et la rue nous sont reproposés dans cette «Lettre bleue»: et si on avait relâché les terroristes emprisonnés comme le demandait Moro, est-ce qu’en échange on aurait pu lui sauver la vie?
Difficile de répondre, même aujourd’hui. Difficile d’imaginer ce qu’aurait pu devenir l’Italie si elle avait cédé au chantage. Mais on reste troublé par la dialectique désespérée qu’un catholique, un homme intelligent et sûr de lui a pu développer en compagnie de ses geôliers. Et on ne peut s’empêcher d’évoquer le syndrome de Stockholm.
Marcelle Padovani
PS : ces deux livres ont été édités par une maison qui existe depuis 30 ans, et qui se consacre aux événements politiques et sociaux liés à la gauche et au travail: EDIESSE, qui a déjà un millier de volumes à son catalogue.
source BibliObs du Nouvel Obs mai 2013