L'histoire se répète, et c'est mauvais signe. Confrontés à la crise et à la pauvreté, les Italiens du Sud reprennent le chemin de l'émigration. 580 000 personnes ont quitté le Mezzogiorno lors des dix dernières années. Naples (Campanie) a perdu 108 000 habitants, Palerme (Sicile), 29 000, Bari (Pouilles), 15 000. En 2010, 134 000 terroni (les "culs-terreux", comme les appellent les sympathisants de la Ligue du Nord) sont partis s'établir au nord de la Péninsule, et 13 000 ont passé la frontière pour s'installer à l'étranger.
Ces chiffres alarmants ont été rendus publics, mardi 27 septembre, par le Svimez, une institution qui depuis 1946 surveille l'économie du Mezzogiorno. "Si rien n'est fait, nous assisterons à un véritable tsunami démographique", conclut ce rapport.
Les 15-34 ans représentent la plus grande part de ce nouvel exode. Si la tendance ne s'inverse pas, ils ne seront plus que 5 millions, contre 7 aujourd'hui, à vivre encore dans le Mezzogiorno à l'horizon 2050. Les plus de 75 ans représenteront alors 18,4 % de la population totale contre 8,3 %. Les causes sont évidentes. Alors que la croissance devrait être de 0,7 % en 2011 pour toute l'Italie, elle ne dépassera pas 0,1 % au Sud où le taux d'occupation des jeunes est de 31,7 %. Seule l'agriculture propose encore un peu d'activité. L'industrie, elle, court le risque d'une extinction pure et simple. Il faudrait, estime le Svimez, investir 60 milliards d'euros pour permettre au Sud de rattraper son retard. Si l'Etat, endetté à hauteur de 120 % du PIB, a peu de moyens et pas davantage de volonté politique, l'Union européenne en possède davantage. 35 milliards d'euros ont été mis à disposition de l'Italie pour la période 2007-2013 au titre de l'aide aux régions défavorisées. Mais seuls 33 % de ces fonds ont été utilisés...
Nous n'avions pas tous ces chiffres en tête, en nous rendant, lundi 19 septembre, à la Maison du cinéma à Rome, pour la projection de Ritals, un documentaire de Sophie et Anna-Lisa Chiarello dont les chaînes de télévision des deux côtés des Alpes devraient se disputer la diffusion. Les soeurs Chiarello ne sont pas allées bien loin pour nous parler d'émigration. Sur les 30 millions d'Italiens qui ont quitté leur pays en cent cinquante ans, elles ont choisi de s'intéresser d'abord à leur propre famille : père, mère, oncles et tantes qui, entre la fin des années 1950 et 1960, ont quitté Corsano (Pouilles) pour s'établir à Enghien (Val-d'Oise).
Mais au-delà d'une simple chronique intime, nourrie d'extraits de films de famille en super-8, Ritals raconte aussi le déchirement face à l'exil. Vincenzo et Maria, les deux principaux protagonistes de ce documentaire tendre et inspiré, évoquent face à la caméra de leurs filles, leurs années de vache maigre (maçonnerie pour lui, travaux de couture pour elle) dans un pays, la France, pas complètement hostile mais pas totalement accueillant non plus pour les "Ritals". Ici, ce sont les détails qui disent mieux que les statistiques du Svimez la douleur jamais effacée du déracinement : la peur devant les arbres profus et oppressants d'Ile-de-France pour Maria qui n'avait connu que les pins et les oliviers du Salento ; la difficulté presque insurmontable pour un Italien de lire le mot "beaucoup" quand, en Italie, quatre lettres suffiraient pour l'écrire.
Vingt-cinq ans plus tard, les Chiarello referont le chemin inverse pour retourner à Corsano, fortune (pas tout à fait) faite. Sur les 30 millions d'émigrés italiens, 10 millions feront aussi la route du retour au pays. Après des centaines de dimanches passés à évoquer le pays autour de la table familiale, ils sont repartis dans les Pouilles. Trop italiens pour se sentir français, ils se retrouvent presque trop français pour demeurer tout à fait italiens. Biculturels à jamais, déplacés, dans tous les sens du terme, les Chiarello vivent désormais dans un "entre-deux", mélangeant les langues et les identités et multipliant les allers et retours. Personnel et universel à la fois, politique et sentimental, Ritals nous montre ce que les chiffres ne disent pas. Partir est une souffrance, revenir en est une autre.
Retrouver des traces, donner de la chair aux statistiques, c'est aussi le but du Cisei, le Centre d'étude de l'émigration de Gênes (Ligurie), d'où sont partis une dizaine de millions de Transalpins en direction du Brésil, de l'Argentine, des Etats-Unis. Depuis sa fondation, le Cisei a déjà réuni 3 millions de "fiches signalétiques" de migrants. Réunies dans une base de données, elles sont consultables par Internet par les "Italiens du bout du monde" et leurs descendants, qui sont invités à les compléter. Lettres, passeports, photographies, le Cisei accueille tous les témoignages pour, explique son président Fabio Capocaccia, "préserver la mémoire de cet exode". Une annexe de la mer et de la navigation de Gênes leur sera dédiée à partir du 19 novembre, comme une sorte de musée d'Ellis Island à l'envers.
Bizarrement, alors que l'émigration de masse est un des événements structurants de l'identité italienne, il n'existe aucun musée national, aucune fondation consacrés à la question. Refoulement ? Pudeur ? Un peu de tout cela sans doute. Des sentiments mêlés dont témoignent justement les paroles de Rital, une chanson pas aussi légère qu'elle n'y paraît de Claude Barzotti écrite en 1983 : "Je suis rital et je le reste/Et dans le verbe et dans le geste/Vos saisons sont devenues miennes/Ma musique est italienne/Je suis rital dans mes colères/Dans mes douceurs et mes prières/J'ai la mémoire de mon espèce/Je suis rital et je le reste."
source: Lettre d'Italie | LEMONDE | 03.10.11