Deux avocats en grand conciliabule, dans une pièce anonyme de la 8e section du tribunal civil de Rome. La juge écoute, opine et finit par renvoyer les deux parties à une autre audience. Voilà pour la face publique d'une affaire dont l'épilogue pèse un milliard d'euros. Rien d'autre ne filtre. Dans ce tribunal où chacun peut venir emprunter une pièce de dossier, les documents relatifs à l'affaire n° 4408/2007 sont au coffre. Les avocats, comme leurs clients, refusent de parler.
Pourtant, tout le monde les connaît, au moins de nom. Ce patronyme charrie une bonne part de l'histoire d'Italie. On y trouve des armateurs, un pape, Innocent X, des cardinaux, un palais sur la via del Corso à Rome, un autre à Gênes, des châteaux et des abbayes, des fermes et des terres, quatorze titres, une église et une des collections privées les plus importantes du monde. Dans les salons de la nobilta romana, on commente, on suppute, on prend parti. Partagée entre partisans et adversaires de Jonathan et Gesine Doria Pamphili, la noblesse romaine s'interroge : faut-il être moderne avec Jonathan ou "tradi" avec Gesine ?
Pour bien comprendre, il faut un peu de concentration, du goût pour la généalogie et de l'intérêt pour la bioéthique. Après, ça va tout seul. Descendants d'une des plus nobles et anciennes familles d'Italie (la première trace du nom de Doria remonte à l'an 941), Gesine et Jonathan ont été tous deux adoptés en Grande-Bretagne dans les années 1960 par Orietta Doria Pamphili et son mari roturier Frank Pogson. Jouissant d'une double nationalité britannico-italienne, devenus prince et princesse Doria Pamphili, le frère et la soeur n'ont pas la même conception de la famille, ni de la gestion de leur patrimoine. C'est d'ailleurs pour régler ce différend que Gesine poursuit Jonathan au tribunal de Rome.
Gesine, 46 ans, mariée à un expert d'art italien très pieux, a quatre filles âgées de 6 à 16 ans. Son activité dans le domaine de l'art et de la conservation du patrimoine familial ainsi que sa dévotion la situent dans la lignée de ses prestigieux ancêtres. Jonathan, 47 ans, un peu écarté de la gestion des affaires, est d'une autre facture. Homosexuel déclaré, on l'a vu défiler à la Gay Pride génoise. Déjà, la chose a un peu décoiffé au palais. Marié selon un civil partnership en Grande-Bretagne avec un Brésilien, Elson Edeno Braga, il a lui aussi deux enfants, Emily, et Andrea Filippo, nés de deux mères porteuses différentes - au Kansas, il y a cinq ans pour Emily, en Ukraine, il y en a quatre pour Andrea Filippo.
Interrogé, le 26 janvier, dans le quotidien La Repubblica, Jonathan a confié : "Etant moi-même un enfant adopté, j'ai appris que la famille est faite de ceux qui t'aiment et qui t'ont aidé à grandir." En 2009, Gesine avait déclaré selon des propos rapportés par le quotidien britannique The Telegraph : "Je suis contre les mères porteuses. D'accord, tout le monde a le droit d'avoir des enfants, mais les enfants ont le droit d'avoir des parents." On voit par là que leurs positions sont inconciliables.
En théorie, les enfants de Gesine et ceux de Jonathan devraient donc, le jour venu, se partager les titres, la fortune et le beau nom de Doria Pamphili. Mais il y a un hic. La loi italienne ne reconnaît pas le type de fécondation dont sont issus Emily et Andrea Filippo (et le punit même d'une peine de prison de trois mois à deux ans de prison). Seuls les droits de la personne ayant porté la grossesse à son terme sont reconnus. Rien n'interdirait donc à une femme de Wichita (Kansas) ou de Kiev (Ukraine) de débarquer un jour à Rome pour réclamer les enfants dont elles ont accouché - et à leur suite une part des Titien, des Raphaël, des Rubens, des Caravage et (pourquoi pas ?) le fameux portrait d'Innocent X par Vélasquez, que Francis Bacon considérait comme "le plus remarquable portrait jamais peint".
C'est pour garder intacte cette collection que Gesine, dit-elle, a introduit, en 2007, une action en justice pour "désaveu de paternité" à l'encontre de son frère, ce qui reviendrait à priver Emily et Andrea Filippo de leur part d'héritage. Il ne s'agit pas, dit-elle encore, de porter un jugement moral sur la vie de Jonathan, mais de rester fidèle au testament laissé par sa mère Orietta, selon lequel l'héritage des Doria Pamphili ne devait pas être dispersé.
De référés en renvois, voilà plus de trois ans désormais que l'affaire Pamphili contre Pamphili occupe une ribambelle d'avocats, sans qu'aucune issue soit trouvée. Gesine se désole : "Malheureusement, il n'y a pas de solutions en vue." Ce sur-place judiciaire suffit au contraire à Jonathan pour crier victoire.
Dans un communiqué du 13 décembre 2010, généreusement distribué par son service de presse, il se félicite de la décision du tribunal de n'avoir pas donné suite à la demande de désaveu de paternité introduite par sa soeur et se dit ironiquement disposé à lui "pardonner à condition qu'elle exprime un repentir que seuls les vrais chrétiens peuvent manifester".
En attendant ce jour, le prince et la princesse ne se parlent plus. Dans la partie privée du palais de la via del Corso, où Jonathan se souvient avec nostalgie d'avoir fait des glissades sur le marbre des galeries avec sa soeur, les Doria Pamphili s'évitent comme des voisins de palier qui viennent de se disputer pour une banale histoire de nettoyage des escaliers. En vérité, la chose n'est pas si difficile. Le palais compte un millier de pièces...