Hors du temps, isolés sur un îlot au fond d'un fjord battu par les vents, ils survivent au 21e siècle dans les conditions du 19e, en troquant avec les bateaux de passage des colonies de gros crabes dormeurs, le produit de leur pêche artisanale: Ramon et Oretia sont les miséreux de la mer des canaux de Patagonie.
L'équipage de la goélette océanographique française, Tara, a croisé leur existence, le temps d'un mouillage dans la Baie des Lagunes, au sud de l'île de Chiloé.
Habitués après une dizaine de jours de navigation à ne croiser que très rarement âme qui vive dans le labyrinthe des canaux, la curiosité des marins et scientifiques fut aiguisée en avisant sur le littoral boisé, un timide panache de fumée s'échapper du toit de ce qu'il n'est pas convenu d'appeler une maison, ni même une masure, mais tout au plus un abris.
Le zodiac fut mis à l'eau et... remonta le temps.
Ce qui ressemble à deux épaves, une barque et un petit bateau de pêche de bois plein, sont comme échoués sur la grève parsemée de carapaces de crabes, grosses moules et coquillages.
Ce sont les précieux et antédiluviens outils de travail du couple qui s'avance à la rencontre des visiteurs d'outre-mer. On différentie la femme robuste de son compagnon, grâce aux petites boucles d'oreille blanches que porte Oretia, 37 ans, emmitouflée dans un antique ciré et coiffée d'un bonnet de marin.
Très méfiant au premier contact, le couple se détend en apprenant que Tara est un bateau français. Pour Ramon, 42 ans, la France qu'il est incapable de situer géographiquement, est synonyme de Platini et Zidane, deux joueurs de football.
Oritia et Ramon sont l'un et l'autre édentés, les gencives enflées. "Signe de scorbut, carence en vitamine C", diagnostique Thierry Mansir, le médecin du bord. Le couple ne consomme que très rarement des fruits et légumes. Il n'en cultive pas. Ils sont pêcheurs de génération en génération, rien d'autre.
Quand on lui propose d'acheter des crabes, Oritia impose le troc pour échanger les crustacés avec des denrées de base, farine, riz, huile, sucre, viande. Elle est ainsi l'héritière d'une tradition ancestrale dans les canaux où il n'y a rien à acheter.
Que ferait-elle d'espèces sonnantes ? Elle ignore les rapports marchands.
En France, leur habitat aurait pour nom bidonville. Murs extérieurs et toit de tôle ondulée couvert d'une bâche de plastique; revêtement des cloisons intérieures en carton; Ni eau, ni gaz, ni électricité; Un petit poêle à bois rustique pour chauffer et cuisiner; Des lampes à pétrole pour éclairer un intérieur sans fenêtres, toujours plongé dans la pénombre; un petit ruisseau d'eau douce qui coule à proximité.
"Nous sommes très pauvres", ne cesse de répéter Ramon. "Je suis né sur cette île. Mon père était pêcheur. Une vie de misère, comme moi et ma femme. J'ai construit cette baraque il y a 15 ans. Mais nous n'avons pas d'argent pour l'améliorer."
Ils n'ont aucun moyen de communication pour un appel au secours en cas d'accident ou de maladie. Le premier médecin est à neuf heures de rame car aucune de leurs vieilles embarcations, n'est dotée d'un moteur.
L'antique barque en bois de cyprès a 45 ans d'âge. En dépit de mille réparations, colmatages, calfatages, elle prend l'eau de toutes parts.
Ramon souque ferme vers ses grands pièges à crabes immergés dans la baie, tandis qu'Oritia écope en permanence à l'aide d'un grand seau.
C'est elle, une fois au-dessus des nasses circulaires, qui les hâle des profondeurs à la force des bras (chacune pèse une vingtaine de kilos), et vide dans la barque les crustacés marrons aux pinces de belle taille.
Et dès la tombée du jour, une loupiote tournée vers la mer, clignote sur une souche d'arbre, devant la masure de Ramon et Oritia. C'est leur phare personnel à piles.
Le faible halot jaunâtre pulse comme un coeur dans la nuit, pour dire aux voyageurs: ici, il y a un peu de vie.