Pendant trois ans, Salomé et sa jumelle Noa, atteintes de maladies incurables, ont fait pleurer sur le Net à travers leurs blogs. Jusqu'à ce que des blogueuses découvrent la supercherie... d'Odile. > A lire dans le Nouvel Observateur cette semaine
Photo tirée de la page Facebook de Salomé (DR) Photo tirée de la page Facebook de Salomé (DR)
Elle s’appelait Noa. Elle avait 17 ans. Un sourire d’ange, une jolie frimousse de brunette, un physique de grande sportive. Sur son blog, Noa écrivait sa vie à 100 à l’heure, les cours au lycée, les tournois d’aviron, les week-ends scouts, les virées shopping… Et son combat contre la leucémie qui la rongeait depuis sept ans. Petit soldat courageux, elle luttait vaille que vaille contre sa maladie, sans rien cacher de ses traitements de plus en plus lourds. Elle savait qu’elle était condamnée mais s’accrochait à la vie. Jusqu’au bout, elle s’est battue, confiant à ses lecteurs son rêve de gravir le mont Blanc. Un jour de février 2009, Noa a fini par s’envoler. Pour ne pas qu’on l’oublie, Salomé, sa soeur jumelle adorée, a ouvert un blog à son tour, "les Tribulations d’une skieuse ". Elle y raconte sa vie après Noa, ses coups de gueule, sa rage et la vie qui continue, malgré tout, entre son bac qui arrive et ses compétitions de ski.
Hélas, trois mois à peine après la disparition de sa soeur, Salomé tombe malade : aplasie médullaire. Elle n’a plus de plaquettes. On la perfuse, on la met dans un lit blanc. Salomé hurle sa vie qui bascule, le sort qui s’acharne sur sa famille, sa peur de mourir. Entre rires et larmes, elle raconte la chimio, les paquets de couches et les pansements qui s’accumulent dans sa chambre, la douleur que seules des doses de plus en plus fortes de morphine parviennent à calmer. La liste de ses maux est insupportable : ablation de la rate, infections digestives, cancer du genou, insuffisance respiratoire, métastases au poumon…
Doucement, Salomé s’éteint. "Pour ceux qui me le demandent, non, je ne suis pas encore morte", écrit-elle un jour sur sa page Facebook. Emus, des centaines d’internautes se mobilisent. Une chaîne de prière est organisée par un rabbin via Facebook (Salomé est juive). Une mère de famille, Anne-Sophie Péron, court un triathlon en Suisse, une autre fait le Marathon de Paris. Salomé aime les nounours ? Un Salométhon est organisé pour lui envoyer ses peluches préférées. Elle se plaint de ne plus pouvoir voyager ? Des globe-trotteuses embarquent dans leur valise sa mascotte, John Lemon, un petit citron qu’elles photographient devant les Sept Merveilles du monde. Elle rêve d’aller à Eurodisney ? On lui offre son voyage au pays de Mickey. Entre deux traitements, ses copines du Net se mettent en quatre pour venir la voir, à Metz, où elle vit, ou à Paris, où elle vient souvent passer le week-end. Elle est leur petite soeur malade, il faut lui changer les idées, elle qui semble si seule dans sa maladie. Alors elles donnent de leur temps. Sans compter. Journées shopping, séances de maquillage, soirées pyjamas devant la télé… Une bande de copines dévouées, prêtes à répondre à ses SMS suppliants à toute heure du jour et de la nuit, à délaisser mari et enfants pour courir à son chevet ou venir la chercher aux aurores à la gare.
L’été dernier, tout s’accélère. Salomé est admise en soins intensifs à l’hôpital. Son petit ami Ruben envoie des chaînes de SMS à ses proches : "Les médecins ne savent pas encore si Salomé va être amputée… Elle a fait trois arrêts cardiaques…" L’histoire aurait pu durer encore longtemps : Salomé mettait tant de temps à mourir… Un soir, une de ses amies, Léa (1), consultante, a un choc : elle découvre que Salomé est connectée depuis Toulouse à son blog, alors qu’elle prétend être au CHU de Lausanne. Deuxième surprise : à peine quinze jours après son effroyable épreuve, Salomé se porte anormalement bien. Les chirurgiens ont pu sauver sa jambe, dit-elle, ils lui ont posé une prothèse bionique. Un beau boulot sans bleus ni cicatrice…
En s’ouvrant aux autres, Léa découvre qu’elle n’est pas la seule à douter. "On sentait toutes qu’il y avait des choses pas nettes sans vouloir se l’avouer." Face à une malade qui portait masque et cathéter, qui aurait eu l’idée cruelle de soulever ses pansements pour voir ce qu’il y avait dessous ? Qui aurait insisté pour connaître les raisons de son incontinence ? Pendant dix jours, une quarantaine d’internautes mènent l’enquête : pour retracer la vie des deux soeurs, elles s’abîment les yeux sur des blogs d’aviron, harcèlent les hôpitaux où Salomé est censée être soignée. Et finissent par découvrir le pot aux roses : Noa n’a jamais existé, ses photos ont été "piquées" sur le blog d’une jeune fille bien vivante. Salomé, elle, s’appelle Odile R. Dans la vraie vie, elle est bien étudiante en droit à la fac de Metz. Elle a 20 ans. Elle n’est pas juive. N’a pas de copain. Et se porte comme un charme. D’elle, on sait peu de choses. Une mère magistrate, qui n’a pas souhaité répondre à notre demande d’interview, un père directeur d’une caisse de retraite, qui raccroche le téléphone sans un mot. Pris par leur carrière, ils rentrent à Metz les week-ends. Est-ce pour exister qu’Odile, délaissée, s’est inventé une soeur jumelle malade ? Noa était tout ce qu’elle n’était pas : sportive, populaire, hyperactive… "Jalouse de son double Noa, Odile a fini par la tuer pour prendre sa place", analyse l’une de ses ex-amies. Sa mystification ne s’arrêtait pas au monde virtuel. Elle la poursuivait avec virtuosité dans la vie réelle, trompant des malades, des associations de lutte contre le cancer, des infirmières, un médecin... "Jamais je n’aurais soupçonné qu’elle n’était pas vraiment malade", dit aujourd’hui Anne Bocquillon, 31 ans, assistante médicale en cancérologie, qui l’avait rencontrée plusieurs fois.
Bien sûr, certains s’étonnaient de sa corpulence, peu compatible avec une tumeur. "Mais comment douter devant son dossier médical, plus vrai que nature, devant de véritables ordonnances ?", s’interroge Sophie (1), une infirmière qui lui a administré de la morphine. Salomé avait formé autour d’elle une cour d’étudiantes pharmaciennes ou infirmières, aptes à lui prodiguer de bons conseils et lui fournir du matériel médical. Et faciles à duper car elles-mêmes fragilisées : l’une avait eu une tumeur, une autre avait perdu sa meilleure amie de leucémie, une troisième sa petite soeur…
Ingénieuse Odile, perverse et méchante aussi. Au point d’envoyer des faire-part de décès de sa fausse soeur à des parents d’enfants malades vraiment décédés, d’exiger lors d’une soirée que tous les participants portent des masques de protection, afin qu’elle se sente moins seule, d’insister pour que ses copines dorment dans le même lit qu’elle, allant même jusqu’à les supplier de lui changer ses couches. "Contrairement aux vrais incontinents, elle me regardait quand je la lavais", se souvient avec dégoût Elodie (1), élève infirmière, qui passait la voir tous les soirs à Metz. Le regard de Salomé. Jamais mouillé quand elle évoquait sa soeur, jamais fuyant quand elle mentait.
Lentement, le piège s’est retourné contre elle. D’après les dernières personnes qui l’ont côtoyée, elle était devenue dépendante à la morphine. Odile a-t-elle sombré ? Voulait-elle qu’on la démasque ? Dans son dernier post, elle tente, une dernière fois, de se justifier : "Noa, c’est moi et moi, à tellement vouloir me prendre pour elle, j’en suis tombée malade pour de vrai. Dingue non ?" Oui, dingue. Les prénoms, à la demande des intéressées, ont été changés.
IL FAUT ETRE SUPER PRUDENT SUR LA REDIFFUSION DES MESSAGES QUE NOUS RECEVONS
TOUS QUOTIDIENNEMENT